mardi 11 mai 2010

Portrait: Passionné Barthélémy Toguo

Plasticien extrémiste, politiquement engagé, grande gueule… Le Camerounais vit et travaille entre Paris et Bandjoun. Exposé dans le monde entier, il est le prototype de ces artistes africains reconnus à l’étranger mais méconnus dans leurs pays. Il y a quelques années, il a entrepris un retour aux sources.
 
Barthélemy Toguo

Tous les artistes sont passionnés, les grands artistes sont encore plus passionnés que les autres, entend-t-on souvent dire dans le monde de l’art. La vie de Barthélémy Toguo est une longue histoire de passion. Cette passion, il la met dans chacune de ses œuvres, dans chacun de ses projets. On le cite parmi les créateurs africains les plus importants de ces dix dernières années, aux côtés de l’Ivoirien Frédéric Bruly-Bouabré, du Congolais Chéri Samba, du Nigérian Sunday Jack Akpan, du Centrafricain Ernest Weangaï ou encore du Camerounais Pascale Marthine Tayou. Il est de ces artistes qu’on dit extrémistes ou jusqu’auboutistes. Car il défend ses idées sans concession, de la manière la plus radicale, allant parfois jusqu’à se mettre volontairement en danger.
 
Il est doté d’une énergie extraordinaire et parle avec l’assurance de quelqu’un qui en veut. Artiste au franc parler, il a fait couler beaucoup d’encre et de salive lorsqu’en 2007, il refuse de cautionner le « pavillon africain » de la Biennale de Venise. Pour lui, l’Occident n’a pas à ghettoïser un type d’œuvres dans des termes aussi réducteurs qu’art nègre, art africain, art tribal, art premier. Il y a l’art, simplement l’art. La première chose qui frappe lorsqu’on le rencontre, ce sont les trois grosses bagues en argent qu’il porte à sa main droite. Des bagues surmontées de têtes de mort, comme pour souligner la finitude inexorable de la vie.
 
On le dit artiste provocateur. Il a réalisé, il y a quelques années, une série de dessins décolorés à l’encre, qu’il a baptisé « Têtes de diables ». Comme Thomas Hobbes, plusieurs siècles avant lui, Toguo pense que « l’homme est un loup pour l’homme ». Il explique que « peindre des têtes humaines avec des cornes c’est montrer comment l’homme peut agir face à son prochain, pour, enfin, interpeller notre société ». Il est de ces rares artistes camerounais prisés sur la scène internationale mais qu’on connaît très peu au Cameroun. Sur plus de 150 expositions individuelles et collectives qu’il compte à son actif, trois seulement ont été réalisées dans notre pays, notamment à l’Institut Goethe en 1996, 1998 et 2002.
 
Né à Mbalmayo en 1967, Barthélémy Toguo vit et travaille aujourd’hui entre Paris et Bandjoun. Fils d’un chauffeur de minibus et d’une ménagère, il est très tôt attiré par le dessin. Alors qu’il fait sa classe de seconde à Edéa, il découvre les œuvres des peintres français Titien et de l’espagnol Goya. Elles le captivent à tel point qu’il décide de consacrer sa vie à faire de l’art plastique. Sa mère pousse de hauts cris, son père prend cela pour un coup de poignard dans le dos, d’autant plus que le jeune Barthélémy Toguo est son seul garçon et qu’il rêve de le voir fonctionnaire. Mais le jeune homme a une volonté de fer : il ne cèdera pas à la pression familiale. A la fin de ses études secondaires, il bénéficie d’une bourse d’études du gouvernement pour entrer à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. De 1989 à 1993, il y apprend la sculpture. De 1993 à 1996, Barthélémy Toguo poursuit sa formation à l’Ecole supérieure d’arts de Grenoble en France, où il découvre la photo et la vidéo. Puis, il va parachever sa formation à la Kunstakamadie de Düsseldorf en Allemagne.
 
La vie et ses ressentis
Son travail évolue au fur et à mesure de sa formation et se nourrit de ses voyages de ses expériences. Artiste touche-à-tout, Barthélémy Toguo refuse de se laisser enfermer dans une technique et utilise aussi bien la peinture, la sculpture, le dessin, la photographie, la vidéo, l’installation que la performance et les collages. Chez lui, certains éléments ou motifs sont récurrents. C’est le cas des fines lignes qui entourent le sujet humain dans ses œuvres graphiques ; c’est aussi le cas de l’as de trèfles (représente la chance dans la voyance) que l’on retrouve aux quatre angles de ses aquarelles, comme s’il en était hanté. Très sensible aux émotions, à la douleur et surtout à la souffrance d’autrui, il s’inspire abondamment de « la vie et de ses ressentis », qu’il traduit souvent dans ses performances. « Je suis un artiste plasticien qui est très sensible à ce qui se passe dans la vie d’aujourd’hui ; un artiste polyvalent qui donne la parole aux gens en leur demandant de s’exprimer sur ce qui se passe, un artiste qui est au cœur de nos vies, un artiste qui est au cœur des préoccupations quotidiennes », soutient-il d’ailleurs.
 
En 1996, Barthélémy Toguo crée la série photographique intitulée « Une autre vie », dans laquelle il fait coexister des moments de sa vie avec des billes de bois. De 1996 à 1999, il réalise « Transit », une série de performances dans lesquelles il expérimente la discrimination dans des zones de passage, comme les aéroports et les gares. Dans ce cadre, il sculpte de lourds tampons de bois surdimensionnés sur lesquels il imprime les messages : « Transit sans arrêt», « Périmé », etc. Paradoxe d’une société qui favorise la libre circulation des biens mais entrave celle des personnes. Au comptoir d’embarquement de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulles en France, il se présente muni d’une cartouchière remplie de carambar (bonbon au caramel de huit centimètres de long, commercialisé par le groupe américain Kraft Foods). Et, dans un train reliant Paris à Cologne en Allemagne, il prend place dans un wagon de première classe habillé en éboueur, suscitant le malaise chez les voyageurs et risquant de se faire jeter dehors par le contrôleur. En 1999, il crée la série d’aquarelles « Baptism », où il aborde le thème des rituels pratiqués à l’Ouest du Cameroun. Il a parfois offert au public des variations sanglantes célébrant le corps humain.
 
La politique n’est jamais loin
Barthélémy Toguo ne se contente pas de peindre les situations, il prend position et les dénonce. Chez lui, la politique n’est jamais loin. De 1997 à 2002, il réalise « Shock long-term treatment », dans lequel il fait du drapeau américain deux sacs destinés à recevoir les déchets des toilettes turques. A l’exposition « Political ecology » à New York en 2001, il lessive deux drapeaux américains. Il entend ainsi dénoncer le refus par les Etats-Unis de signer les accords de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre. Dans des troncs d’acacias, il sculpte de monumentales chaussures à talons hauts, en référence à des tenues de travestis (Folies nocturnes). Son grand humour opère lorsqu’il s’auto photographie en « Stupid African President », avec une tronçonneuse posée sur le sommet du crâne…
L’ensemble de son œuvre est lourd d’enseignement : il n’est plus aujourd’hui possible d’envisager le monde et l’art contemporain à travers des cultures autonomes.
 
Artiste diasporique, en exil, il les a dépassées pour prôner le transnationalisme, dans lequel il donne à voir un monde en perpétuel mouvement. Dans son œuvre « Road to exile » réalisée en 2008, Toguo dispose des ballots de tissus et de plastiques dans une barque de bois. Cette dernière symbolise les bateaux sur lesquels les jeunes Africains sont prêts à risquer leurs vies pour traverser la Méditerranée, afin de rejoindre les côtes européennes. La circulation des hommes tient une place prépondérante dans son travail. Le conservateur Jan-Erik Lundström le décrit dans le catalogue « The sick opera » (Palais de Tokyo, 2004) comme un « porte-parole des minorités, chroniqueur des périls inhérents au franchissement des frontières, observateur attentif au pouvoir et des absurdités du quotidien, conteur de la diaspora traduisant les cultures et renommant les identités noires-africaines.
 
Des projets à gogo
Barthélémy Toguo est actuellement associé à la manifestation d’art contemporain qui se déroule à Yaoundé, Douala et Bandjoun et est organisée par le Centre national des arts plastiques de France (Cnap), à travers son Fonds national d’art contemporain (Fnac), et à l’invitation de l’ambassade de France à Yaoundé. A cet effet, Bandjoun station, le projet artistique qu’il a créé en 2008, accueille des journées porte-ouvertes, sous le titre de « Passions », du 15 avril au 30 mai 2010. Les œuvres de Toguo figurent dans la collection du Fnac, et il est représenté en France par la galerie Anne de Villepoix. Toujours entre deux avions, l’artiste devra présenter, du 7 mai au 10 juillet 2010 à la Biennale de Dakar sa nouvelle performance « Lamentations » ; du 7 août au 29 juillet 2010, « Lyrics night » au Musée royal de Bandjoun. Du 18 au 30 septembre, il installera « Liberty leading the people » à la Gulbenkian foundation de Lisbonne au Portugal… Son agenda, pour l’année 2010, est déjà arrêté et bien rempli.
 
Barthélémy Toguo est marié et père de trois filles. Son père est décédé en 1992, sa mère vit toujours à Mbalmayo. Même si elle ne voit pas souvent son fils trop occupé à courir le monde avec ses œuvres, « elle est fière de moi, parce qu’elle estime que j’ai réussi », dit-il. Qu’il est loin le temps où Toguo se demandait si, avec le métier qu’il a choisi, il pourra s’acheter un Kg de riz pour se nourrir ! Son travail a obtenu de la reconnaissance sur la scène internationale de l’art contemporain, et il en vit assez aisément, même s’il déclare ne pas être riche. « Je ne fais que commencer l’art. C’est un métier à double face. Du jour au lendemain, on peut passer de in à out, votre travail peut ne plus intéresser les gens. Il ne faut jamais dire qu’on a réussit », met-il cependant en garde.


Acquis
Un centre d’art contemporain est né à Bandjoun
Créé en 2008 par Barthélémy Toguo, Banjoun station devra accueillir des expositions et des créateurs en résidence.
 
 
Au lieu dit « Entrée Fotso Victor » à Bandjoun, à trois Km de Bafoussam, deux bâtiments imposants s’élèvent et surplombent les cimes des arbres pour se donner à voir à des mètres à la ronde. Ce samedi, 17 avril 2010, des drapeaux flottent au vent : l’orangé de Bandjoun station, le bleu-blanc-rouge français et le vert-rouge-jaune camerounais.
 
Construites sur 630 m2, les deux bâtisses ont des murs recouverts de mosaïques rehaussées d’emblèmes issus de l’univers graphique de Barthélémy Toguo, le promoteur : une pomme de main, un as de trèfle, un œil, une poule, une calebasse… Le premier bâtiment de quatre étages (25m de hauteur) abrite le centre d’art proprement dit, constitué d’un atelier/studio, d’un espace bibliothèque. Dans le hall qui servira de salle de lecture au rez-de-chaussée, des graines sèches d’arachide ont été versées autour d’un grand poteau en béton armé, et les visiteurs peuvent se servir à loisir.
 
Cette arachide est le fuit du projet agricole qu’à lancé Barthélémy Toguo, à côté de son projet artistique. Au deuxième niveau, une passerelle vitrée permet la circulation entre les deux étages. Le second bâtiment dispose de 12 logements et d’une salle à manger, où l’artiste envisage d’accueillir des artistes en résidence de création. Une salle au sous-sol est réservée aux projections et aux rencontres.
 
Barthélémy Toguo ne s’est pas contenté de ce projet artistique. Il a lancé, il y a quelques années, un projet agricole sur une surface de trois hectares à Bandjoun. Il y cultive du maïs, de l’arachide, du café, de la banane/plantain… « Ce volet d'intégration environnementale et d'expérimentation sociale se veut un exemple pour la jeunesse locale, afin de créer des liens dynamiques et équitables entre le collectif d’artistes associés au projet et leurs hôtes, et démontrer qu’il faut croire aussi à l'agriculture pour atteindre notre autosuffisance alimentaire. C’est, enfin, un acte politique fort où notre collectif fécondera une pépinière caféière, un acte critique qui amplifie l'acte artistique et dénonce ce que Léopold Sédar Senghor appelait "la détérioration des termes de l'échange", où les prix à l'export imposés par l'Occident pénalisent et appauvrissent durablement nos agriculteurs du Sud », explique-t-il sur le site Internet du projet, http://www.bandjounstation.com/. Sur le coût de ce projet, Barthélémy Toguo choisit de rester évasif : « Je l’ai construit au fur et à mesure que j’ai gagné un centime dans le champ de l’art. C’est un projet fou d’un artisan ».
 
Pourquoi réaliser un tel projet à Bandjoun ? Barthélémy Toguo répond qu’il y disposait déjà d’un terrain, hérité de son défunt père, qui y a d’ailleurs été inhumé. Il explique aussi qu’il n’a pas voulu prendre le risque d’acheter un terrain à Yaoundé ou à Douala, où il aurait eu 80% de chances d’être dupé : « Il y a trop de faux ici au Cameroun. C’est à cause de la malhonnêteté de certains de nos compatriotes que j’ai voulu rester sur un terrain où je suis sûr d’être propriétaire». Deux ans après sa création, Bandjoun station n’est pas encore officiellement ouvert, même si le centre abrite déjà, de temps en temps, des manifestations d’art.


Libres propos
« La diaspora africaine devrait se soucier davantage de son lieu d’origine »


"En créant Bandjoun station, j’ai estimé qu’après 10 ans de formation artistique, je devais redonner ma formation à l’Afrique. Avec l’argent gagné dans le champ de l’art, j’ai voulu créer un lieu pour donner l’occasion aux jeunes qui ont du talent de faire de l’art. L’Afrique a besoin de moi, il faut que je donne mes compétences. C’est un appel que je lance à la diaspora africaine dans tous les domaines : scientifique, culturel, agronome, sportif… pour qu’elle consacre quelques heures par semaine à l’Afrique. C’est un geste de générosité que je demande. Pas de retourner en Afrique, mais de l’aider avec tout ce qu’on a appris. La diaspora africaine devrait se soucier davantage de son lieu d’origine. Nous nous devons de transmettre nos acquis. Le fil ne doit pas être rompu. L’Afrique est dans la demande et le besoin.
 
J’ai fait très peu d’expositions au Cameroun parce qu’il y a peu d’espace pour montrer l’art contemporain ici, et aussi, je n’ai pas été sollicité pour montrer mon travail. Je ne viens pas au Cameroun pour me faire de l’argent. Pour développer l’art contemporain au Cameroun, il faut créer des revues qui parlent des travaux des artistes. Il faut aussi que l’Afrique ait la volonté politique de créer des espaces d’exposition, de créer des maisons de culture comme André Malraux l’a fait en France. Il est possible de le faire dans les dix provinces du Cameroun. Et là, les artistes, riches ou pauvres, auront l’occasion de montrer leurs travaux. Et quand il y aura ces lieux-là, il faudrait que la médiatisation soit assurée.
 
Je pense, en tant qu'artiste, qu'il faut que je prenne des engagements. Je ne peux pas rester indifférent à toutes ces guerres et ces misères. En même temps, je ne veux pas être un donneur de leçons, c'est juste un regard sur notre société. C'est un fait qui est réel, c'est comme l'absence de la démocratie dans certains pays, c'est comme cette fuite des cerveaux, c'est comme cette immigration. C'est un fait qui est réel, l'artiste utilise ces ressources-là pour faire son travail.
 
Un artiste peut bien vivre à Maputo et faire un travail très créatif et très pertinent. Le problème, c'est plutôt la diffusion sur le continent africain. S'il y avait des structures, s'il y avait des lieux aussi qui pouvaient être une vitrine déjà sur le continent et diffuser à l’étranger le travail de ceux qui sont restés en Afrique, on pouvait arriver à éviter cette immigration vers l'Occident. J'ai créé un centre d'art qui sera une vitrine pour montrer le travail des artistes du continent et du monde à partir de l'Afrique. Que Berlin, New York, Paris ou Londres ne soient pas que les seules plaques de visibilité de l'art contemporain. Il faut que les Africains eux-mêmes ne capitulent pas".

Dossier réalisé par Stéphanie Dongmo

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