mardi 22 mai 2012

Critique : L’Europe à tout prix

« La Pirogue », un film du Sénégalais Moussa Touré, est en compétition dans la catégorie « Un certain regard » au festival de Cannes 2012. Il raconte la difficile traversée d’immigrants clandestins africains.


Une scène du film. Les candidats à l'immigration clandestine sur la pirogue.

Elle est vieille et usée. Elle tangue dangereusement sur une mer déchaînée, au cœur d’une nuit noire. Construite en bois, elle transporte habituellement du poisson. Mais pour la circonstance, elle va transporter des hommes. 30 personnes prêtes à tout pour atteindre les côtes espagnoles, d’où elles comptent suivre les sirènes de l’Europe. Son nom de baptême est « Goor fitt », c’est-à-dire « qui n’a peur de rien ». Mais face à la rudesse des vagues, la pirogue, la star du film éponyme, aura des sueurs froides. Ses jeunes et moins jeunes occupants aussi. Survivre devient pour eux une gageure.

Si ces aventuriers qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu la mer avant de monter dans la fragile embarcation ne savent pas où ils vont, en revanche, ils savent très bien où ils ne veulent plus être. Dans des pays dirigés par des personnes aussi vieilles que la pirogue, et entre les mains desquels la société va à vau-l’eau et l’avenir est incertain. Ils connaissent les risques d’une telle aventure. Ils connaissent des gens qui sont morts en mer. Mais ils connaissent aussi des gens qui ont réussi et sont revenus construire des « maisons à étages », comble de la richesse dans le village de pécheurs. Alors, ils tentent leur chance, convaincus que Dieu les aime tellement que rien ne peut leur arriver. D’ailleurs, comme le dit Lansana, l’un des aventuriers, avec un cynisme déconcertant, « tu reste au pays, tu as une chance sur dix de rater ta vie ; tu pars, tu as une chance sur dix de mourir ». Entre deux maux, ils ont choisi ce qui leur semblait être le moindre.

La caméra de Moussa Touré se fait intimiste pour raconter la traversée. Un voyage qu’en son temps, la Camerounaise Joséphine Ndagnou avait seulement effleuré dans « Paris à tout prix » (2007), son long métrage sur l’immigration clandestine. Parmi les occupants de la pirogue, Baye Laye est le seul qui ne voulait pas partir. Le pêcheur se fait passeur pour sauver un frère et un ami. Il ne reviendra qu’avec le frère. Car ni les prières, ni les fétiches, ne sauveront pas certains d’une mort certaine. Avant cela, il y a eu les fous-rires, le conflit, la violence, l’étouffement, la peur et les regrets. Que le réalisateur exprime à travers la voix intérieure de chacun des personnages principaux, qui les amène à faire leur mea culpa. Cette manière d’exprimer la conscience avait déjà été utilisé par son compatriote Sembène Ousmane dans « La noire de » (1966).

Engagement

Le film a choisi le dialogue sans verbiage et des regards intenses pour parler des sentiments qui se passent des mots et accentuer la progression vers le danger. Il a de fréquentes références au rituel, avec des rêves de baobabs centenaires et de troupeaux de bœufs. Un symbolisme qui met en opposition l’immobilisme et l’usure d’un système à la fougue de jeunes prêts à foncer, même si c’est tête baissée.

Parce que sur un sujet aussi grave, qui a fait périr près de 5000 Africains en haute mer entre 2005 et 2012, on ne peut rester neutre, Moussa Touré prend position et tire la sonnette d’alarme. Mais la sortie du film peut prêter à confusion : Rapatrié, Baye Laye rentre chez lui pour retrouver sa famille. Mais avant, il achète pour son fils un maillot du club de football Barcelone (en Espagne). Va-t-il contribuer à perpétuer le rêve d’un ailleurs doré? Fausse alerte. Moussa Touré fait une plaisanterie au spectateur : "Il y a un autre jeu de mots : "Barsak" signifie l'au-delà. Alors, on plaisante en se demandant si les embarqués des pirogues se dirigent vers le « Barsak » ou le Barça, explique-t-il.

Tourné en haute mer, « La Pirogue » est plein de métaphores liées à la politique. Et ce n’est pas un hasard si Moussa Toure a choisi les principales couleurs des pays africains, vert, bleu, rouge et jaune pour décor de la pirogue. Des allusions sont aussi faite à la politique française de l’Afrique : « La Chine est le nouvel horizon de l‘Afrique avec l’Europe en crise », lance un des comédiens qui n’hésite pas à se moquer des politiciens. Le réalisateur veut se persuader que ce film ambitieux s’est imposé à lui : « je n’ai pas choisi ce drame, c’est ce drame qui m’a choisi. Vous ouvrez votre fenêtre et vous voyez des jeunes prendre la mer. Vous allez à l’aéroport et vous les voyez revenir », expliquait-il sur France 3 dimanche dernier. Il sait qu’il n’a pas inventé la poudre, mais il veut contribuer à la sensibilisation sur les dangers qui guettent l’immigrant clandestin.

Stéphanie Dongmo à Cannes

                                                                                       

Fiche technique

Titre : La pirogue

Réalisateur : Moussa Touré

Pays : Sénégal

Année de sortie : 2012

Durée : 1h27

Histoire originale : Abasse Ndione

Scénario et dialogue : Eric Neye, David Bouchet

Casting :
Avec : Souleymane Seye Ndiaye (Baye Laye), Laïty Fall (Lansana), Malamine Damen(Abou), Balla Diarra (Samba)…

Montage : Josie Miljevic

Production : Les Chauves-souris (France), Astou films (Sénégal)

VO : Ouolof


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