jeudi 7 juin 2012

Jean-Marie Teno : « Toute censure est imbécile »

Réalisateur et producteur camerounais installé en France, Jean-Marie Teno est âgé de 58 ans. Le documentariste rencontré à Cannes parle de la censure des films au Cameroun, donne son avis sur le projet « Shoot in Cameroon » du ministère des Arts et de la Culture, se désole de la place congrue réservée au documentaire dans les cinématographies africaines et évoque ses projets.

Jean-Marie Teno sur la croisette.
 Quel regard portez-vous sur les films africains en compétition à cette 65ème édition du festival de Cannes ?

Il n’y en a pas beaucoup. « Après la bataille » est en compétition officielle pour la palme d’or. J’ai trouvé ce film très lucide. Dans la catégorie « Un certain regard », « La Pirogue » est un film très fort, « Les chevaux de Dieu » aussi. Ce sont des films qui posent des questions importantes.

Vous venez régulièrement à Cannes, que représente pour vous ce festival ?

Je viens à Cannes une fois tous les deux/trois ans. Je suis à Cannes pour prendre des contacts, pour savoir ce qui se passe avec les différents fonds, pour trouver des partenaires pour mes projets et pour faire mon marché. Cette année, je suis aussi venu à Cannes parce qu’un de mes amis, Moussa Touré, avait son film en compétition. Cela me fait plaisir de venir le soutenir.

Le festival c’est comme un marché où il y a plein de films, des colloques, des gens à voir. C’est un espace d’où on peut tirer beaucoup de choses. En plus, ce festival est à sa 65ème édition. Les festivals africains devraient s’inspirer de l’organisation d’un festival comme celui-ci plutôt que, trente ans après, continuer à répéter chaque année les mêmes erreurs, comme si c’était cela leur marque de fabrique.

Vous pensez au Fespaco ?

Par exemple. Je pense aussi à d’autres festivals qui ne se mettent pas dans une perspective d’avancement et d’ouverture pour permettre au festival de grandir et aux gens qui y viennent de trouver leur compte.
L'affiche du film
Cela fait bien longtemps qu’on n’a pas vu de film camerounais à Cannes. N’avez-vous pas un petit pincement au cœur de voir que d’autres films africains y sont ?

Non, je n’ai pas de pincement au cœur. Quand on fait un film, ce n’est pas seulement pour Cannes. Montrer un film à Cannes, ce n’est pas comme si c’était un couronnement parce qu’il y a beaucoup de choses inégales dans la compétition. Etre à Cannes, c’est bien car il y a une exposition. Mais on n’est pas arrivé. On a un film à Cannes et on en parle pendant un moment et puis, ça s’arrête. En même temps, être à cannes c’est le glamour.

Il y a un travail à faire au niveau du cinéma africain : mettre en place des infrastructures solides pour qu’il y ait des productions régulières, des films qui se font dans la continuité. Il faut impulser un mouvement. Le cinéma, il faut le voir sur la durée, sur ce qu’il peut apporter au pays : une visibilité, des retombées culturelles, économiques et même politiques. Parce que le cinéma a toujours servi à poser aussi de grandes questions à la société.

N’est-ce pas pour cela qu’il fait peur ?

Tout fait peur chez nous : la presse écrite, le cinéma, le fait même de penser. Et cela fait peur parce qu’il y a des gens qui sont installés là, qui mangent et considèrent toute opinion contraire comme une atteinte à leur jouissance. Il faudrait qu’on laisse le cinéma jouer son rôle de critique sociale, d’agitateur d’idées et même de provocateur. Or, quand des gens se permettent de vouloir censurer le cinéma, c’est un peu comme s’ils se disaient qu’on est dans une société parfaite et qu’ils ont toutes les solutions. Et donc, toutes ces histoires de censure dont j’entends encore parler aujourd’hui au Cameroun sont d’une autre époque. Avant qu’on pense à venir à Cannes, il faudrait d’abord laisser la liberté aux gens de créer, leur donner les moyens de créer.

A ce propos, la ministre camerounaise des Arts et de la Culture est à Cannes pour présenter le projet « Shoot in Cameroon », pour la seconde année consécutive. Une telle initiative est-elle compatible avec la censure ?

Ce qui est paradoxal, c’est que la ministre vient à Cannes depuis deux ans et c’est depuis deux ans qu’il y a une recrudescence de la censure des films au Cameroun. Il faut se demander qu’est-ce qu’elle tire de son séjour à Cannes, qui sont les gens qu’elle rencontre et quelles sont les stratégies qui sont développées par la suite. Pourquoi venir à cannes, un espace avec autant de liberté et des films qui abordent tous les sujets possibles, et retourner au pays pour plutôt renforcer une censure qui est forcément une censure imbécile, parce qu’il n’y a pas de censure qui soit juste ? Qui donne le pouvoir à quelqu’un de décider que les Camerounais peuvent voir ça ou ne peuvent pas voir ça ? C’est considérer tous les Camerounais comme étant des enfants. Et la décision revient à un fonctionnaire qui n’a aucune formation, si ce n’est le fait d’occuper un poste. Or, vous allez sur internet, vous pouvez tout voir. Les films pornographiques se vendent dans les rues de nos villes… Cela n’honore pas du tout le pays de censurer des films qui posent des questions.
Une scène du film "Lieux Saints".

Que pensez-vous du projet en lui-même qui est d’inciter les producteurs étrangers à venir tourner leurs films au Cameroun ?

C’est très intéressant d’inviter des gens à venir tourner au Cameroun. Mais je crois que la meilleure façon de faire aurait été de se réunir avec beaucoup de cinéastes. Moi, personne ne m’a abordé, et c’est à Cannes que j’entends parler de ce projet. Pense-t-on que les étrangers viendront plus tourner au Cameroun que les Camerounais eux-mêmes ?

J’ai tourné 90% de mes films au Cameroun. S’il y a une initiative qui donne des avantages à tourner au Cameroun, ça aurait été bien d’associer les cinéastes camerounais de manière à ce qu’eux-mêmes soient les premiers à en bénéficier et à promouvoir cette initiative. En même temps, c’est quelque chose qui est contradictoire. On ne peut pas être à la fois en train de censurer et inviter les gens à venir tourner chez soi. On ne peut pas dire aux gens : venez tourner au Cameroun mais surtout, ne venez pas tourner des films qui dérangent. Qui serait prêt à aller tourner dans un pays où on le censure ? Je crois que c’est là où il y a une réflexion qui n’est pas encore suffisamment aboutie. Partout dans le monde, la censure est en train de disparaître. Il faut laisser aux gens la liberté, qu’ils y aient des contre-images, que le débat commence et que les gens réfléchissent. C’est ce qui fait avancer les choses.

Quelles sont les difficultés que vous, cinéastes camerounais, rencontrez lorsqu’il est question de faire un film au Cameroun ?

Moi, j’ai affronté tout genre d’épreuves. Chaque policier dans la rue pense qu’il a autorité pour venir te demander qui t’a donné le droit de filmer, où est ton autorisation ? Moi, je répliquais : qui t’a donné l’autorisation de venir me demander mon autorisation ? Tous les quarts d’heures, je devais m’arrêter pour présenter mon autorisation à un type qui, en plus, me cassait les pieds pour me demander sa bière. Et c’est parce qu’il y a la censure que les gens se croient autorisés à penser qu’ils peuvent, à tout moment, harceler les cinéastes qui ne se sentent pas en sécurité

Après « Lieux saints », votre dernier film sorti en 2009, quels sont vos projets ?

C’est un film sur la place des pouvoirs traditionnels dans l’architecture du pouvoir, sur lequel je travaille depuis longtemps. J’ai fait beaucoup d’images, je vais essayer de le finir. Et puis, il y a un film sur le voile au Niger dont je suis en train de chercher le financement en ce moment. Après cela, je vais me lancer dans la fiction, c’est important.

Pourquoi ce besoin de revenir à la fiction ?

J’aborde mes films de différentes façons et là, j’ai envie de repartir vers la fiction. C’est bien de raconter une bonne histoire, c’est bien de diriger des acteurs, c’est bien de s’amuser un peu.



Une scène du film fiction "Clando".
Quelle est la place du documentaire dans les cinématographies africaines ?   

C’est à vous, les journalistes, de répondre à cette question. Nous, les documentaristes, sommes des marginaux là-dedans. Mais moi, je ne me sens pas marginalisé. Derrière moi, il y a une œuvre qui existe. J’ai continué à faire des films documentaires. Pas des reportages, parce que parmi les jeunes générations, il y a des gens qui prennent leur petite caméra, vont tourner n’importe quoi et appellent ça du documentaire. Moi, je fais du documentaire et non du reportage. S’ils sont marginalisés, c’est aussi parce que, quelque part, ils attaquent les problèmes sociaux comme les journalistes à la télé et ne font pas du documentaire. Donc, il faut déjà lever cette ambiguïté. Moi, je ne fais pas un travail de journaliste mais de cinéaste. Dans le documentaire, il y a une dimension réflexive qui te permet de dépasser la surface pour aller tout au fond des questions, faire un travail d’analyse assez poussé.  

Et comment se porte le documentaire africain ?

Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Quand j’ai lancé au Fespaco le côté documentaire qui a duré pendant un moment, on s’est rendu compte qu’il y avait de plus en plus de documentaristes qui naissaient, de plus de plus de films documentaires intéressants qui arrivaient. Il y a des gens qui sont intéressés par ce genre. Mais en même temps, ils ont besoin de se retrouver dans des espaces pour pouvoir échanger. Mais ça s’est arrêté à cause des histoires de financement et aussi parce que quelqu’un comme moi a une approche du documentaire qui est basée sur la liberté. Je crois qu’il n’y a pas de documentaire sans une liberté, de penser, d’écrire. Certains se sont dit que c’est trop dangereux que ce genre de propos continue à être véhiculé.

Donc, il fallait cadrer et c’est pour cela qu’il y a plein de structures qui se sont mis en place pour encadrer ces jeunes africains et les enfermer dans une espèce de carcan. Il y a des structures qui forment des Africains à faire du documentaire. Curieusement, parmi les formateurs, il n’y a pas de documentariste africain confirmé, parce qu’ils préfèrent leur fixer des cadres dans lesquels ils vont rentrer. Or, chaque genre correspond aussi à un propos. Ce qui a été à la base même du cinéma africain est en train d’être tué par ces formations dispensés par des gens qui ne connaissent même pas le contexte dans lequel ces films sont faits. Et donc, on peut dire que le documentaire est marginalisé parce qu’il est dans un espace qui essaie de le globaliser en le tirant constamment par le bas.

Le film documentaire, c’est une personne qui regarde le monde. Et tant que vous ne voyez pas une œuvre, vous ne voyez pas une démarche, vous ne voyez pas une réflexion. Le documentaire, contrairement à ce qu’ils pensent, ce ne sont pas des petites victoires, c’est un cheminement.
L'affiche d'un film.
Comment êtes-vous arrivé au cinéma ?

Par passion. C’est quelque chose qui m’a plu depuis tout petit, je regardais beaucoup les films hindous que j’aimais. J’ai fait des études en communication et audio-visuel, j’ai eu une maîtrise, et j’ai appris beaucoup en regardant, en lisant, en me documentant et en commençant à faire. Je n’avais pas beaucoup de modèle. J’essayais de construire mon propre modèle en fonction des questions que je me posais. Ma carrière n’est pas finie, je compte encore faire plein de films. Pour le moment, je suis content de la réaction que mes films suscitent. Pour moi, le cinéma, c’est ma réflexion sur le monde. Je regarde le monde et quand des choses ne me conviennent pas, j’en parle.

Et qu’est-ce qui, en ce moment, ne vous convient pas ?

J’ai rencontré un gars au mois de mars à Paris, Bertrand Teyou, à l’occasion de la sortie de son livre « L’archipel des pingouins ». Quand j’ai lu ce livre, j’avais les larmes aux yeux. J’avais déjà rendu visite à Puis Njawé [Fondateur du journal Le Messager décédé en 2010 aux Etats-Unis] à la prison de New Bell [prison centrale de Douala] en 1998 et il parle un peu des conditions de vie dans cette prison dans le film « Chef ! ». Il y a deux ans, j’ai rendu visite à Lapiro de Mbanga [Musicien camerounais accusé d’avoir pris une part active dans les émeutes de février 2008] dans cette même prison et j’ai vu qu’il y avait plus de monde qu’à l’époque où Puis y était. C’était comme une espèce de marché, ça sentait mauvais. Et quand j’ai lu ce qu’a écrit Teyou, j’ai constaté qu’en 15 ans d’écart, c’est devenu d’une telle inhumanité ! Parfois, on pense qu’on a touché le fond mais c’est comme si des gens vous disaient que ça peut encore être pire. Un pays qui se respecte ne peut pas continuer à accepter que des gens, quelle que soit la faute qu’ils ont commise, vivent dans ces conditions-là. C’est inhumain, c’est presque criminel. Humainement, ce n’est pas acceptable. C’est une honte pour notre pays. J’en ai la chair de poule.

Vous comptez faire un film sur ce sujet ?

Pourquoi pas ?

Propos recueillis par Stéphanie Dongmo à Cannes


Filmographie non exhaustive de Jean-Marie Teno

-          Fièvre Jaune - Taximan, 1985, cm, fiction

-          Hommage, 1985, cm, documentaire

-          La Gifle et la caresse, 1986, cm, fiction

-          Bikutsi Water Blues L'eau de misère, 1988, lm, fiction

-          Le Dernier voyage, 1990, cm, fiction

-          Mister Foot, 1991, cm, documentaire

-          Afrique, je te plumerai, 1992, lm, documentaire

-          La Tête dans les nuages, 1994, cm, documentaire

-          Clando, 1996, lm, fiction

-          Chef !, 1999, lm, documentaire

-          Le Mariage d'Alex, 2003, mm, documentaire

-          Malentendu colonial (Le), 2004, lm, documentaire

-          Lieux Saints, 2009, lm, documentaire

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