dimanche 23 mars 2014

Théâtre : Douloureusement femmes

Dans Femmes de Ségou présenté le 22 février à l’Institut français de Yaoundé, Eva Doumbia interroge la condition féminine et donne le premier rôle aux femmes, des ombres dans le roman de Maryse Condé dont la pièce est l’adaptation. Le contexte est celui d’une Afrique prise au piège entre l’islam, la traite négrière et la colonisation, avec des conséquences contemporaines.

Eva Doumbia
Ségou, royaume bambara dans l’actuel Mali, au 18ème siècle. Guerre, esclavage, et islam provoquent de profonds bouleversements. Dans cette situation trouble, les hommes tiennent le premier rôle. Les femmes, fortes ou fragiles, ne sont évoquées qu’à travers les tribulations masculines. Ce sont ces ombres du tome I de la saga Ségou (Les murailles de terre, 1984) de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé qu’Eva Doumbia a voulu mettre en lumière dans sa pièce en construction, pour réhabiliter la parole féminine dans l’histoire de l’Afrique.

L’histoire se vit à travers la concession des Traoré, deux générations et quatre personnages principaux : Sira, la captive peule prise par force par le chef de la famille et traitée comme une épouse ; Nadié, la concubine que le fils noble n’épousera jamais parce que de classe sociale inférieure ; Nya, la bara muso (première épouse) qui se pose en maîtresse de maison incontestée et Nyeli, sa coépouse mal aimée, méchante et gourmande.

Regard de féministes
Cette femme qui n’est qu’évoquée dans le roman de Condé devient ici un personnage central qui ponctue la pièce de ses cris, qui n’arrivent pourtant pas à libérer sa colère, son désespoir et toute sa solitude. Un rôle porté avec hauteur par une Clémentine Abena en grande forme. Mais il y a aussi les petites esclaves dont le bavardage, alors qu’elles pilent dans un mortier sans beaucoup de naturel, permet de renseigner sur le contexte de la pièce et de faire avancer la fiction. Bien que très différentes, ces personnages se ressemblent par une vie de sacrifices et de souffrance. Les cris de ces femmes de Ségou résonnent à Yaoundé, trois siècles après, avec beaucoup de justesse. Le regard est celui de féministes (texte et mise en scène), la condition de la femme n’a pas évoluée en changeant de costume et d’époque.

Ce sujet épuisé au théâtre est mis en perspective à travers l’histoire d’un peuple, d’un continent violé, dépouillé et soumis tour à tour par l’islam, la traite et la colonisation. Ils vont mettre l’Afrique à genou et provoquer des changements radicaux dont les ramifications alimentent aujourd’hui encore la crise au Nord du Mali. Une situation que Doumbia avait déjà dénoncée dans la pièce Guerre de Lars Noren, présenté en décembre dernier à Bamako.

Cette  tranche d’histoire ne s’enferme pas entre les murailles de terre de la concession des Traoré mais s’élève jusqu’à Tombouctou et même au-delà de l’océan. De l’impressionnant décor architectural décrit dans le roman, la metteure en scène qui signe aussi la scénographie a restitué un pan dans une grande sobriété. Avec un sol de sable qui rappelle le rivage et les navires qui ont enlevé des fils à des familles. Un déracinement qui fait qu’aujourd’hui encore, nombre d’Afrodescendants essaient, tant bien que mal, de reconstruire une identité en miette. Des plaies béantes qui se transmettent de génération en génération, comme si les chambres noires n’avaient pas disparu avec la traite négrière.

Moment de réalité
Sur la scène, les hommes sont évoqués mais complétement effacés. Seul Tiekoro est présent. Il n’apparaît que pour briser le cœur de sa compagne (Nadié) ou celui de sa mère (Nya). La comédienne Salimata Kamate est touchante dans son rôle de mère. Pour exprimer sa douleur de voir son fils se convertir à l’islam, elle laisse tomber, dans un cri de désespoir, le pagne noué autour sa poitrine nue en battant le sol des pieds. Nous plongeant ainsi dans la nostalgie d’une époque révolue où les femmes africaines, camerounaises notamment, savaient pleurer.

Doumbia introduit un moment de réalité dans la pièce lorsqu’il est question de la nudité de Nadié et que les autres comédiens obligent presque Assitan Tangara qui l’incarne, à se débarrasser de son boubou, en prenant le public à témoin. Cette volonté de faire comprendre qu’en réalité, la jeune fille à cette époque-là ne porte qu’un cache-sexe peut déconcentrer le spectateur. Le jeu, subtil, est mis en relief par la lecture et la narration. Les accents sont différents comme pour souligner l’africanité de la pièce, mais la prononciation non harmonieuse des noms comme Tomboutou ou Tiekoro entre les comédiennes ouest-africaines et camerounaises saute à l’oreille.

N’empêche, la musique jouée en live par Lamine Soumano et les chœurs chantés en bambara installent définitivement le spectateur au Mali, dans une ambiance des temps anciens qu’avait déjà décrite la série Les rois de Ségou (21 épisodes de 26mn, 2010) de Boubacar Sidibé. Présenté au public pour la première fois, la pièce tient le spectateur en haleine durant un temps qui semble très court.
Stéphanie Dongmo

Femmes de Ségou, d'après Maryse Condé
Adapté par Fatou Sy Savané
Mis en scène par Eva Doumbia, assistée de Junior Esseba.
Avec Salimata Kamate, Assitan Tangara, Hermine Mingèlè, Clémentine Sheen Abena, Atsama Lafosse, Beh Mpala Becky, Junior Esseba, musique live par Lamine Soumano

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